Regard sur deux oeuvres
« je crois que l’homme aujourd’hui réalise qu’il est un accident, que son existence est futile et qu’il a joué un jeu insensé », dit Francis Bacon, peintre de la fameuse Etude d’après le portrait du Pape Innocent X de Velasquez, réalisée en 1953. Cette peinture à l’huile célèbre est exposée au Des Moines Art Center, dans l’Iowa. Elle est un des aboutissement de l’oeuvre de Bacon consacrée à l’expérience du mouvement à travers la crucifixion.
Diego Vélasquez, lui, peint le Portrait du Pape Innocent X en 1650, dont Bacon tirera son inspiration. Exposée à Rome à la Galleria Doria Pamphili, cette oeuvre, commandée par son sujet lui même, à savoir le Pape en personne, fut qualifiée de « trop réelle. »
Ces deux artistes, par le mouvement pictural auquel chacun appartient, adoptent des démarches différentes, nous montrent, au travers de deux époques distinctes, deux points de vue dont les attitudes clefs se retrouvent chez de nombreux artistes aujourd’hui.
Ces tableaux proposent deux approches opposés d’un thème commun qui est le portrait. Certes, l’enjeu semble être le même, c’est à dire mettre en exergue la représentation du caractère du modèle, le Pape Innocent X, dans son rôle social. Mais chacun des deux peintres à sa propre vision de la représentation du corps.
Vélasquez nous présente un portrait dont le caractère social est marqué. Le pape nous apparait dans toute sa puissance, armé d’un naturel et d’une sobriété flagrante, renforcé par la touche fluide du peintre. Afin de mettre en exergue le caractère mystique et intouchable du Pape; Vélasquez s’est épanché sur l’observation ardue et méticuleuse du sujet, duquel il s’efforce de garder une certaine distance pour une meilleure objectivité. Le pape est représenté de manière fidèle, correspondant aux désirs esthétiques de la Cour.
Bacon adopte quant à lui une touche expressive et brutale. Le Pape Innocent X est un condamné à mort, en posture de souffrance, sur un siège en velours métamorphosé en chaise électrique. Une impression de « flou » émane du tableau, dont l’espace obscur et sans repère laisse surgir le pape, assis de trois quart sur un « trône » jaune d’or, crispé.
Chez Vélasquez le réel est palpable. La lumière et la couleur sont extrêmement nuancées, et les transitions entre les éléments qui s’articulent au sein du tableau se font par passages délicats. Le fond, ainsi que sa forme, ne sont plus visibles par endroit, tant l’homogénéité de la trace est présente. Le peintre utilise une gamme de rouges qu’il nuance à foison. La lumière du tableau provient du Pape lui même, symbole de lumière et d’espoir.
Bacon montre que le portrait officiel n’a pas plus court comme indice de vérité. Seule la partie supérieure du corps est représentée. Les jambes sont inexistantes, et des barres d’un métal doré, agressif, traversent le personnage. Le pape est suspendu, en lévitation, incarnation de la crainte des hommes. Cauchemardesques, des bandes jaunes partent de la base du trône et s’élèvent jusqu’au sommet de la toile, accentuant l’effet de suspension. L’espace du tableau, créé par une épaisse couche de peinture fait apparaitre la figure du pape dans une densité mouvementée. La couleur noire du tableau, nauséabonde et repoussante, structure l’espace en lui conférant la profondeur.
C’est l’espace même, confiné et grillagé, qui parait enfermer le pape dans une expression mortifère et ivre de douleur. La géométrie structurante du tableau en constitue la vivacité, l’agitation, et l’attitude du visage, béat et hurlant, point central, clé, incarnation du paroxysme de la souffrance, est la marque personnelle d’un peintre de l’émotion comme la plupart de ses contemporains.
Vélasquez se situe dans la douceur. Dans la réalisation du tableau, il utilise un rouge carmin, tirant vers l’orangé sombre, nuancé d’ombres douces modelant le drapé. Le rouge, d’une qualité flamboyante, contraste avec l’atmosphère pesante et déchirante de Bacon. Chez le peintre baroque, l’impression est à la légèreté, la sensualité, la volupté illustrée par les étoffes, contredites par la rigidité triangulaire du fauteuil.
En plus de s’interroger sur le corps, le statut social du Pape et de la religion Bacon réinterroge les problèmes de l’existence humaine, qui semblent n’être pour lui qu’un jeu duquel il faut s’extraire afin d’atteindre une réalité supérieure. Soit, la problématique intéressant Bacon n’est plus d’ordre esthétique, superficielle, mais vise la nature humaine dans son essence.