Michel Paysant : artiste hybride
Les représentations de l’esthétique de « l’œil » remontent il y’a bien longtemps. En Egypte, l’œil, dit « oudja » signifie « sain ». Son image symbolique est utilisée pour évoquer la notion de bonne santé : il est donc très conoté religieusement. Sans aller dans les détails, l’art byzantin accordait une importance majeure aux yeux, qui apparaissaient agrandis jusqu’à à la démesure. Au XVIIème, David Bailly offrait à « voir » une nature morte ou se tramait des jeux de regards. Dans Le Desespéré, tableau de Courbet, l’œil est au centre du tableau, halluciné, écarquillé, et étonnament humain. Au XXème siècle Marcel Duchamp propose une forme d’illusion d’optique, tout comme Devorah Sperber avec sa série Thread Spool Work. Mais il s’agit, pour toutes ces représentations, de « donner à voir », de proposer une expérience « visuelle » au regardeur.
Michel Paysant est un artiste qui se situe au carrefour de la science et des arts. Ce dernier s’intéresse à la manière « dont l’œil circule sur des volumes », et procède à la formalisation de ce parcours sur écran d’ordinateur, grâce à un Eye Tracker (oculomètre) muni de capteurs spécifiques par lequel le dessin du mouvement de l’oeil crée ainsi une « sculpture du regard ». De fait, « Les eyes drawings sont un essai quasi magique de capter l’Idea, c’est à dire de tenter d’approcher l’intention de l’œuvre sans qu’aucune véritable matérialisation ne se produise ». Il pose la question des limites de l’observation par la seule perception rétinienne car en effet, il est impossible de « tout voir », d’« embrasser la réalité » d’un seul tenant.
L’eye tracking
L’œil est un organe autonome : en effet, il analyse sans cesse son environnement, il prend des informations, selon un « intérêt » particulier, déterminé par le cerveau. Issue de l’ophtalmologie et des sciences cognitives, le système d’« eye tracking » peut être utilisé selon deux méthodes différentes : la méthode fixe, ou la méthode mobile. Le système fixe correspond à un ordinateur équipé de caméras infrarouges, et sur l’écran duquel défile de l’image fixe ou mobile. L’individu regarde les images et les caméras captent le parcours de l’œil (parcours fovéal). La méthode mobile, elle, consiste à intégrer des capteurs sur une paire de lunettes par exemple, en observant le champ visuel ainsi que le parcours de l’œil également. En terme de typologie de mouvement de l’œil humain les mouvements sont les mouvements saccadiques (saccades exploratoires) et les mouvements de fixations. Les saccades sont, selon Michel Paysant, des mouvements « balistiques » très rapides.
Exposé en Novembre 2014 au Musée des Arts Décoratifs de Paris, Michel Paysant à également présenté son film intitulé « l’œil diapason » conçu à partir de captations oculaires réalisé sur une des œuvres de la collection permanente du musée. Il a ensuite demandé à Siegfried Canto de sonoriser ce parcours oculaire, et expliquera à l’AFP à l’occasion de la FIAC 2015 que son travail consiste à matérialiser le parcours visuel, qui par essence est invisible : «Le regard immatériel que l’on porte sur quelqu’un est transformé en quelques minutes en objet matériel, en oeuvre d’art». Michel Paysant trouve son pendant anglais : Graham Fink, qui fut exposé en Mars 2015 à la galerie RifleMaker à Londres. Il utilise la science pour nous montrer ce que nous « percevons » réellement afin que nous puissions nous interroger sur la manière de « voir » autrement.
Cartographie, réseaux
Michel Paysant est également un expert en graphisme sous forme de réseau architectural. Sa démarche trouve une résonance dans la démarche de « l’heuristicien » Mark Lombardi. Mark Lombardi, désormais considéré comme un artiste de l’intelligence économique, s’attachait à « illustrer » les flux d’argent, les réseaux criminels étrangers, détaillant les structures du pouvoir politico économiques ou encore les liens floues entre personnalités américaines, sous forme de carte en réseau à la fois complexe et lisible. Nous pouvons dire que Michel Paysant est un pionnier de l’Iintelligence Visuelle, dans la mesure où il dresse une cartographie, ou un recensement de certains comportements humains à travers l’enregistrement du parcours visuel.
Il s’intéresse également à la localisation cartographique. Ses Micro Sculptures sont réalisées à partir de roches ordinaires, de vulgaire cailloux de route diverses (Jérusalem, Londres, Kosovo, Rio de Janeiro…) représentant pour lui une « Longissima via » infinie, sans cesse en mouvement, sans cesse «in progress». Michel Menu écrit à propos de ces verres gravés, ces morceaux de marbre, ces fragments de miroirs que «leur association n’est jamais fortuite et, proposant une signification de l’instant, elle tente de refléter l’atmosphère du lieu où elles sont exposées». Ce besoin de «conserver» et «d’organiser» les données est d’ailleurs une des préoccupations majeures à l’ère du numérique. Les questions de la numérisation, de classification, de sauvegarde dans des bases de données, l’enjeu de pérennisation, mais aussi de valorisation à travers le web sont d’actualité, et ce dans tous les domaines de la connaissance.
L’usage des règles de la perspective a « facilité » la voie aux peintres qui n’ont plus eu à travailler la couleur afin de rendre un effet de profondeur. Par la suite, ils ont pu se consacrer à autre chose, ouvrant la voie à l’imagination, à l’abstraction, à toutes les autres formes de composition de l’espace. Bernard Stiegler écrit à ce titre que « la science est un révélateur des choses qui, pourtant bien en évidence, restent invisibles, au sens où, si elles étaient perçues, elles ne pouvaient pourtant cependant pas être comprises, être prises en compte, elles n’étaient pas reconnues.»
Dans son ouvrage à propos des Inventariums de Michel Paysant, ce dernier détaille également la série d’installations laboratoires évolutives et de lieux composés qui sont des espaces virtuels, des espaces tactiles inventés par l’artiste. A l’instar des cabinets de curiosités, ces ensembles sont constitués par une mosaïque de propositions formelles et théoriques à activer par le visiteur. Les Inventariums joue sur deux registres : tout d’abord, celui du registre scientifique, comment les objets qui le constituent ont ils été élaborés et en deuxième lieu, il ouvre tout le champ de la mémoire dans ses dimensions les plus complexes.
Michel Paysan et le réseau mémoriel : une démarche complexe
De plus, la démarche de Michel Paysant s’inscrit bien dans un réseau mémoriel extérieur. Frances A Yates a consacré aux ars memoriae un ouvrage qui reste une référence en matière d’architecture mémorielle. Par essence, l’art de la mémoire est une relation qui consiste à associer des images à des lieux organisés en systèmes rigoureux. Il fut surtout pratiqué dans l’Antiquité.
En s’inspirant des arts du théâtre, Michel Paysant construit des installations labyrinthiques où le spectateur est amené à construire son propre parcours, en enrichissant le contenu de l’installation grâce à sa propre « action mémorielle. » De prime abord « hors réseau » l’œuvre de Michel Paysant s’inscrit bien dans une « collaboration » ou de « co-existence » en réseau, comme pour une œuvre du net art : « La mémoire est un cabinet de tout ce que nous apprenons et voyons » dit-il. Dans ses trois Denkraums (chambres à penser en allemand) il propose un théâtre de mémoire. Des architectures sont remplies d’images, d’objets que le spectateur est amené à repenser, en apportant ses propres souvenirs à l’oeuvre.
Enjeux et perspectives : Michel Paysant, entre artisanat, médecine et philosophie
« Nous nous dirigeons vers de nouveaux types d’expressions qui influenceront l’avenir de l’art, de l’éducation, de la communication humaine et jusqu’à l’avenir de la pensée humaine » remarque Marvin Minsky. Notre corps est l’interface entre notre cerveau et le reste du monde, et pour Michel Paysant, l’œil constitue l’interface entre le muscle physique et le « voir sensoriel. » En fait, ce dernier nous propose une autre façon de « voir le monde ».
Dans son article, Marvin Minsky évoque la possibilité d’une exploration d’autres limites humaines, grâce à l’accroissement de nos capacités biologiques, comme par exemple des fonctionnalités additionnelles ou des extensions, comme nous pouvons déjà le voir dans le domaine des innovations médicales et scientifiques : « Nous pourrions construire des systèmes « visuels » plus vastes, qui auraient trois, voire quatre dimensions, ou plus encore » ajoute-t-il.
C’est un peu ce que Michel Paysant nous propose : aborder une autre réalité, faire voir le monde différemment, de « l’intérieur », à l’aide de preuves tangibles, de traces précises. Et ça n’en est pas moins de l’art, « tout est art, à condition que l’artiste prenne la responsabilité pleine et entière de ce détournement », écrit Edmond Couchot. Ce que tente de faire Michel Paysant, c’est de « s’approprier le réel et sa vérité cachée mais plus encore à neutraliser son devenir, à en détourner le destin » en utilisant la technologie numérique.
Un art théologique?
La question se pose : sommes nous dans une conception de l’art « réformée », en passe d’atteindre une nouvelle conception du monde ? Le Projet Onlab mis en place au sein du musée du Louvre en 2009, serait un écho à cette conception théologique de l’art. En effet, Louis-José Lestocart écrit que « dans cette forme d’art, proche d’une tradition de recherche théologique puis logique et mathématique» on s’interroge sur «les conditions de vérité des énoncés et la nature du raisonnement juste» ce qui «ouvre une nouvelle voie à l’esthétique non loin des interrogations de Locke au 17ème siècle» (apparence des choses et critique du cartésianisme).
L’auteur constate le fait que désormais, «les images ne sont plus représentation, imitation du monde, mais création ex-nihilo d’objets visuels sans aucune antériorité ni référents ». Il est certain que l’art de Michel Paysant ne correspond à aucun autre, et ne tire son origine que dans une sorte de nécessité non esthétique mais réellement philosophique, engagée dans l’idée même de montrer ce que jamais personne n’aurait jamais pu s’imaginer jusqu’alors. Tout comme Louis-José Lestocart, qui qualifie la téléprésence d’une « révolution de la pensée éthique », nous pensons que l’éthique artistique doit également changer avec l’évolution technique.