Des ocres du Lubéron à Warlmanpa…

Ou pourquoi parler « patrimoine géologique » nous oblige à évoquer les luttes des communautés autochtones.

Considéré comme une sous section de ce que l’on nomme les « patrimoines naturels », reconnaitre le patrimoine géologique en tant que ressource physique et biologique est encore chose difficile – encore davantage lorsqu’il s’agit de le comprendre plus largement : dans sa dimension d’ancrage mémoriel, historique, et cultuel.

Pourquoi parler de patrimoine géologique revient à évoquer les luttes autochtones ? Pourquoi parler des luttes autochtones nous renvoie à nos propres croyances, à notre propre sensibilité au vivant ? Pourquoi certaines politiques apparaissent comme des fabriques spatiales, temporelles et spirituelles?

Nous revenons sur le processus de patrimonialisation de la terre (Terre?) en France pour élargir la réflexion à d’autres pays (Etats-Unis, Australie), en nous référant à un cycle récent au sujet de la création cinématographique dans les zones de conflits environnementaux, organisé conjointement par la Fémis – École nationale supérieure des métiers de l’image et du son et l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à Paris (Organisateurs : Jonathan Larcher, Alo Paistik, trad. Marko Tocilovac). En effet, il nous semblait important de diffuser ce qu’il fut dit durant ces rencontres, car convaincue de la nécessité d’affirmer que le patrimoine, et plus particulièrement ce que l’on nomme « patrimoine naturel », reste profondément politique. 

Le cas de la France : historique du patrimoine géologique 

En janvier 2009, Patrick de Wever publiait un article dans la lettre de l’OCIM écrivait un article à propos de « l’inventaire du patrimoine géologique pour la France ». Mal connu et posant des questions fortes à propos de l’emprise de l’homme sur la nature, le patrimoine géologique est une composante rare des formations en sciences humaines et sociales et plus particulièrement dans le domaine du patrimoine scientifique, technique et naturel, spécialité qui privilégie plus spécifiquement les sciences et les techniques au profit d’une nature évoquée dans sa globalité.

Dans la nature, la première zone protégée l’a été pour des raisons artistiques. En effet, en forêt de Fontainebleau, sous l’action de peintres de Barbizon (Courbet, Millet, Rousseau, La Peña…) est ajournée la coupe de vieilles futaies pour le remplacement des chênes par des résineux dès 1836. La première réserve y est créée en 1861. La loi relative à la protection de la nature ne remonte qu’à 1976 La création d’un ministère chargé de l’Environnement date de 1971. La notion de patrimoine naturel apparaît alors, mais est vite associé à l’aménagement du territoire.

Les années 90:  une lente prise de conscience officielle de la nécessité d’une reconnaissance du patrimoine géologique 

La prise de conscience officielle date de 1991, lors du premier symposium international sur la protection du patrimoine géologique à Digne où a été proclamée la Déclaration internationale des Droits de la Mémoire de la Terre, publiée par la Société géologique de France en 1994. Une trentaine de nationalités vont y participer.

Quelques temps forts marquent une période de maturation : les premières journées nationales du patrimoine géologique en 1997, suivies des deuxièmes (1999), troisièmes (2002) et quatrièmes (2008). Puis, la création, par le ministère chargé de l’Environnement, de la Conférence permanente du Patrimoine géologique (CPPG) en 1998 qui rassemble des représentants du Muséum national d’Histoire naturelle, des Réserves naturelles de France, des musées des amateurs, du Bureau de Recherches géologiques et minières (BRGM) ainsi que des intuitu personae.

La reconnaissance du patrimoine géologique en 2002

Ce n’est que depuis 2002 qu’est officiellement acquise la reconnaissance du patrimoine géologique au même niveau que le patrimoine biologique au sein du patrimoine naturel. Jusque-là, la Terre n’appartenait pas à la nature du point de vue juridique.

En effet, la nouvelle rédaction de l’article L411-5 du Code de l’Environnement, issue de la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, donne corps à l’inventaire du patrimoine naturel sur l’ensemble du territoire national. Pour la première fois il comprend de manière explicite les richesses « géologiques, minéralogiques et paléontologiques ».

Dans cette loi on lit que « l’inventaire du patrimoine naturel est institué pour l’ensemble du territoire national. L’État en assure la conception, l’animation et l’évaluation… Ces inventaires [patrimoine naturel] sont conduits sous la responsabilité scientifique du Muséum national d’Histoire naturelle… Il est institué dans chaque région un Conseil scientifique régional du Patrimoine naturel (CSRPN). Il couvre toutes les disciplines des Sciences de la Vie et de la Terre ».

Le patrimoine géologique : la décentralisation de l’inventaire en France, et le silence inquiétant sur la géodiversité 

L’inventaire du patrimoine géologique a été lancé officiellement en avril 2007 au Muséum national d’Histoire naturelle, en faisant le choix de lancer en priorité l’inventaire du patrimoine géologique de surface. La méthodologie proposée pour l’inventaire du patrimoine géologique remplit le double objectif d’être conciliable avec la stratégie nationale et internationale en matière de patrimoine naturel et d’être reconnue par une majorité d’acteurs impliqués.

L’État, maître d’ouvrage de l’inventaire, est représenté par ses services déconcentrés à l’échelle régionale. C’est les directions régionales de l’Environnement (DIREN) qui ont pour charge de coordonner l’inventaire. Philippe Billet (2002) a tenté une définition de la notion de patrimoine géologique dans son guide juridique du patrimoine géologique : « tous les témoins de l’histoire de la Terre qui participent de la connaissance des événements physiques et biologiques qui ont marqué notre planète ».

La conservation du patrimoine passe nécessairement par un statut juridique pour les objets géologiques remarquables. Philippe Billet a permis d’éclairer la situation. Il énonce le fait que « toute chose a un statut au regard du droit de propriété. Les éléments du patrimoine géologique n’échappent pas à cette règle ».  En effet, « un minéral ou une roche ou un fossile contenu dans le sol ou qui repose en surface tout en restant rattaché au sol est un bien immeuble. Il devient bien meuble après son détachement ou son extraction. »

Ainsi au regard du Code civil ils ont un propriétaire : « le patrimoine géologique appartient, par principe, au propriétaire du sol qui le renferme ou qui le supporte. Il bénéficie ainsi du régime de la propriété privée. ». La protection de sites géologiques (paléontologiques ou minéralogiques) présentant un intérêt particulier passe par l’identification de sites et leur inscription sur des listes comme cela existe pour la faune, la flore, les zones humides, les Zones Naturelles d’Intérêt Écologique Faunique ou Floristique (ZNIEFF). Quel que soit le droit applicable, la protection du patrimoine passe par une prise de conscience de sa fragilité, éveillée par des actions de sensibilisation, pour une responsabilisation qui ne soit pas vécue comme une contrainte.

En revanche, on constate que la géodiversité, dans la reconnaissance des patrimoines naturels n’est quasiment jamais évoquée. Il apparait que l’usage excessif de certains termes, comme « biodiversité », « anthropocène » « développement durable » se révèle être une stratégie de fragmentation de la connaissance, de globalisation d’un savoir superficiel et maîtrisable, afin de pouvoir mener à bien des projets bien souvent insensés. Notons par ailleurs que les corrections des concours de la fonction publique concernant les muséums d’histoire naturelle dotés de collection naturalistes et géologiques, restent silencieux au sujet de la reconnaissance de ce patrimoine, d’un point de vue des sciences participatives. Le flou concernant de réels efforts politiques globaux et adaptés à chaque partie du monde concernant la protection de la nature, demeure.

A noté que le terme même de géodiversité est apparu pour la première fois au milieu des années 1990 au travers d’articles d’auteurs australiens travaillant sur la Tasmanie (1). Aussi, dans son mémoire d’Habilitation à Diriger les Recherche (2017, Université Paris 7), François Bétard expliquait : « apparu peu de temps après que fut signée la Convention sur la Diversité Biologique [Wiedenbein, 1993 ; Sharples, 1993], le terme « géodiversité » a été forgé sur le modèle du mot « biodiversité », dans le but de lui trouver rapidement un équivalent abiotique. Bien que le néologisme soit d’apparition récente, l’idée de diversité du monde abiotique n’est pas nouvelle, et la classification taxonomique de la nature proposée par Carl Von Linné dans la première édition de son Systema Naturae en 1735, envisageait déjà une telle dichotomie entre diversité du vivant et du nonvivant ».

La géodiversité représente ainsi « l’ensemble des éléments des sous-sols, sols et paysages qui, assemblés les uns aux autres, constituent des systèmes organisés, issus de processus géologiques. Cela concerne autant les phénomènes passés de la Terre (traces de vie, d’écosystèmes et d’environnements), observables dans les sous-sols, sols et paysages, que les phénomènes courants actuels (biologiques, climatiques, atmosphériques) qui agissent sur ces mêmes sous-sols, sols et paysages. » (source : INPN). En effet, l’INPN affirme que cette géodiversité, lorsqu’elle est perdue, l’est de manière définitive. C’est une part de notre compréhension de la diversité naturelle qui est sacrifiée.

 

« Futurs autochtones, notre futur » (2 – 3 mai 2019 / Fémis) Pourquoi la création cinématographique autochtone doit nous aider non à « repenser » mais à vivre la terre et avec elle 

Le cycle de projections/conférences au sujet des pratiques coloniales à travers le cinéma, se déroulait de février à mai 2019 à la FEMIS et à l’EHESS, reparti sur trois fois deux demi-journées, (le cinéma autochtone contre l’occupation / pratiques coloniales et leurs amnésies / futurs autochtones, notre futur). La journée du 8 avril 2019 fut consacrée à l’activiste Myrla Baldonado et au réalisateur John Gianvito au sujet des luttes contre les pollutions issues des bases américaines dans les Philippines (base navale de Subic Bay).

Ces rencontres furent l’occasion de rencontrer un panel « exemplaire » de réalisateurs opérant dans le champ du cinéma engagé, et de découvrir leurs différents positionnements face à un objet politique : la colonisation, de la nature, des corps, des territoires, des mémoires, mais également du temps. 

Lorsqu’on parle de patrimoine géologique, ce vocable doit être pris dans son acception large : « geo-logos, tout ce qui parle de la Terre, et non dans une acception étriquée où l’on distinguerait la paléontologie, de la minéralogie, de la sédimentologie, de la stratigraphie, selon une vision objectivante. La culture occidentale (européenne) considère la Terre comme un objet qui lui est extérieur, « étranger », à réfléchir hors de notre espace-temps, en dissociant radicalement temps géologiques et temps des Hommes.

Pour preuve, la manière dont la science géologique s’est constituée et théorisée montre qu’il s’agissait avant tout de « nommer » pour mieux exploiter la terre. Aujourd’hui nous ne cessons d’évoquer la nécessité d’une « sensibilisation au vivant », comme si nous vivions enfermé dans une bulle déconnectée de la réalité. Ce cycle de conférences nous oblige à ouvrir les yeux sur le fait colonial, qui de manière générale, poursuit largement sa course aujourd’hui, sous de multiples formes, à travers des éléments très subtils et invisibles car invisibilisés non seulement par des politiques particulièrement violentes appliquées dans certaines régions du monde, mais également les médias, et ce même chez nous : en France.

L’Australie a particulièrement été évoquée lors de ces rencontres. Elle n’a jamais été uniforme d’un point de vue culturel. Chaque région, chaque groupe évolue dans un environnement particulier, avec des pratiques et des règles qui lui sont propres. Malgré cette diversité, certaines caractéristiques se retrouvent à travers toute l’Australie. Presque tous les groupes utilisent des systèmes de parenté classificatoire. Un peu partout, les récits mythiques fondateurs retracent les pérégrinations d’ancêtres animaux sur le continent. Les langues présentent aussi des similarités importantes, d’un continent à l’autre. L’ouvrage La peinture aborigène (2005), de Stephane Jacob, Pierre Grundmann et Maïa Ponsonnet retrace l’histoire du temps du rêve. En effet, les groupes et les territoires sur lesquels les peuples évoluent sont reliés entre eux par des réseaux narratifs. Le territoire a une importance capitale pour tous les groupes australiens, car il est plus que le support environnemental nécessaire à la survie : le territoire incarne l’identité de chaque groupe et même de chaque individu, à travers les événements mythiques dont il porte la trace.

Les animaux qui se déplaçaient sous leur forme animale ont fabriqué le paysage. Ainsi, les faits et actes des ancêtres mythiques ont défini non seulement le territoire, mais le monde dans son intégralité : les hommes, les espèces animales et végétales, les règles de vie de toutes ces espèces, notamment les règles de parenté, les langues… Le concept de « Rêve » renvoie plutôt à la notion de « Loi », – « loi absolue, totale, infaillible, dictée par les ancêtres – qu’à la notion de rêve. Ainsi, rajoutent les auteurs, « tout ce qui, dans le monde, est perçu comme quelque chose de significatif, doté d’un sens, est considéré comme créé et défini par la Loi. Les composants du monde ont une signification culturelle, un « mining » (meaning) en créole (Kriol, créole parlé dans le Territoire du Nord). Le mining d’une chose, c’est ce qui fait sens à son sujet, et l’inscrit dans un système de choses signifiantes.

Peuplée pendant plus de 50 000 ans par les seuls Aborigène, l’Australie voit, à partir du XVIIème siècle, des équipages et des explorateurs européens reconnaître ses côtes. En 1788, la colonisation britannique a commencé par la fondation d’un camp pénitentiaire à Sydney. Dans les années 1850, les colonies australiennes sont devenues des démocraties parlementaires autonomes, et le 1er janvier 1901, elles se fédérèrent et formèrent le Commonwealth d’Australie. C’est aujourd’hui un pays surexploité par les grandes industries mondiales (mines, pétrole, industrie agroalimentaire…). L’Australie souhaite d’ailleurs faire de l’enfouissement des déchets nucléaires une industrie à part entière.

L’Australie, le temps du rêve et Karrabing Film Collective

Elizabeth Povinelli a développé depuis de longues années une collaboration avec une communauté indigène de Nord de l’Australie. Avec Karrabing Film Collective, ils ont inventé un espace cinématographique unique, jouant habilement de la satire et déjouant l’Histoire officielle et les lois de l’Etat australien pour défendre leur identité, revendiquer leurs droits et la puissance de leur imaginaire.

Night Time Go, 2017 (31:10 mins): passé

Le film explore la détention du peuple australien par le gouvernement australien pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a été vécue par les ancêtres du Karrabing. En combinant des reconstitutions avec des images d’archives modifiées, ce qui commence comme une restitution du passé se transforme lentement en une histoire alternative spéculative oscillant entre drame et humour, entre réalité et fiction. Il s’agissait, dans ce film, de décrire le passé, sans tomber dans le registre de la complainte, mais avec recul et selon une esthétique artistique non codifiée et laissant libre cours à l’imaginaire.

The Mermaids, or Aiden in Wonderland, 2018 (26:29 mins, 2018 (26:29 mins) : futur

Le film est une vision du futur, une exploration surréaliste de la contamination toxique occidentale, du capitalisme et à l’intérieur duquel seuls les autochtones peuvent survivre. Le film raconte l’histoire d’un garçon, Aiden, enlevé lorsqu’il été enfant pour faire partie d’une expérience médicale visant à sauver la race blanche. Dans ce film, des images font référence aux matériaux toxiques qui ont été déversés sur la terre, empoisonnant les communautés. Un personnage cherche de la nourriture, sans cesse, atteint d’une folie singulière, qui l’amène à se déplacer sans but précis dans le bush, répétant « je dois trouver de la nourriture » avec une voix vocodée, tandis qu’un blanc, protégé par une blouse, tente de la ramener. Ailleurs, des enfants sont obligés d’opérer au pompage des sols par la bouche, à l’aide de tuyaux de chantier en plastique, tels des « machines humaines ». L’un d’entre eux dit à sa grand-mère, « je ne veux pas mourir ».

L’objectif du collectif était de traduire une émotion, selon une interprétation subjective, de distordre le film de manière à ce qu’il se conforme à autre chose que le monde tel qu’il existe réellement. La focale est mis sur le son, sur la perception profondément subjective de la violence.

Des images apparaissent dans les images, comme si tout est était imbriqué. Elles sont compactées pour fournir une image globale : Iphones, ancêtres, pollution… Tout est en interaction, un objet renvoyant à l’autre. Le cinéma n’est pas fait pour représenter le monde tel qu’il est mais son image, de manière à obtenir un recul artistique et objectif sur le réel lui même.

Le collectif, après avoir fait appel à des réalisateurs professionnels, a décidé de se détourner de ce type de production cinématographique, trop codée et normée. Pour eux, filmer avec l’Iphone leur parait plus naturel, afin de pouvoir enregistrer des images sur le moment. Il n’y a pas de script : l’idée est partagée entre tous, puis validée. Parfois, les membres de Karrabing se filment sans savoir réellement vers quoi ils veulent « aller. » L’argent récolté grâce à la diffusion des films revient à des communautés qui se trouvent loin de la ville, et vivant dans la précarité. Les communautés aborigènes parlent de « présent ancestral » (ancestral present). Le passé « est passé » mais reste toujours vivant.

L’Inventaire National du Patrimoine Naturel, organisme opérant sur le territoire français, poursuit en affirmant le fait que « la conception humaine de la nature s’est, jusqu’ici, très souvent limitée aux éléments vivants (faune et flore), aux habitats et milieux naturels. Les éléments géologiques, minéraux – éléments non vivants – n’étaient pas ou peu considérés. Pourtant, la liaison entre géosystèmes et écosystèmes est une évidence : les écosystèmes actuels ne sont que la dernière image d’un film que le géologue cherche à restituer. » (source : site de l’INPN). Il est intéressant de constater que même l’Inventaire National du Patrimoine Naturel enjoint à considérer la vie sur la longue duréeen comparant les étapes de la diversification du vivant comme un processus à défendre. Nécessité, de fait, de prendre en compte tant les éléments vivants – faune, flore -, que  « non-vivants » – fossiles, minéraux – (bien qu’encore une fois, le terme de « non-vivants » soit un terme conditionné par notre conception de ce qu’est la Vie), les deux expliquant les processus vitaux.

En Australie, un événement particulier intervient en 1976, le Aboriginal Land Rights Act, adopté par le Parlement fédéral. Ce dernier reconnait les droits fonciers des peuples autochtones (Territoire du Nord). C’était la première loi en Australie qui permettait aux peuples autochtones de revendiquer des droits fonciers dans un pays où la propriété traditionnelle pouvait être prouvée. En mars 2019, un article paru dans le Huffpost, faisait état d’une indemnisation de l’état australien auprès des aborigènes pour « perte culturelle ». Il est écrit : « La cour a jugé que les peuples Ngaliwurru et Nungali, du Territoire du Nord, avaient le droit d’être indemnisés après avoir été privés de leurs terres par le gouvernement régional. À Timber Creek, ville isolée dans le nord, l’utilisation de terres par le gouvernement régional pour y bâtir des infrastructures a empiété sur les « droits fonciers des autochtones », a jugé la Haute cour. »

Deux réalisateurs, deux visions des luttes : Etienne de France, et Frank Smith

Frank Smith, crée un cinéma qui se situe entre politique et poésie. Créateur du Bureau d’Investigation Poétique, et d’un atelier de création radiophonique, ce dernier déploie sa démarche cinématographique sur l’Isle de Jean Charles, en Louisiane. Au départ, 19 familles étaient présentes. La Louisiane est l’un des états les plus pauvres des Etats Unis. ll est jalonné d’un réseau pétrolifère. Le Texas est le siège de ces compagnies. Le mélange des eaux douces et salées empêche l’autonomisation des communautés. À l’époque de la Louisiane française, des colons français se sont mariés avec les Amérindiens. L’île a été nommée d’après le père d’un colon, Jean Charles Naquin. Il y eut jusqu’à 400 habitants. La localité est peuplée par les descendants des Amérindiens Chactas, Chitimachas, et Biloxi qui en ont fait un lieu d’enterrements et de recueillements avec de nombreuses sépultures.

Le Film du dehors prend le parti de ne pas « montrer » les communautés autochtones vivant sur l’île.  Il s’agit d’un travelling, mettant à mal le cadre spatial traditionnel, composé de trois « ciels », trois visions du paysage, et de trois sols :sorte de patchwork cinématographique (référence aux concepts d’image-temps et d’image-mouvement de Deleuze).  L’Isle de Jean Charles s’enfonce peu à peu, dans un environnement agressif. Le film laisse entendre quelques bribes de conversations des communautés. Frank Smith donne à voir l’expérience de l’épuisement de l’île, l’épuisement des mémoires, des vécus par la réduction du cadre – l’épuisement des terres, noyées pour causes humaines et naturelles (passage d’ouragans). Il fait, entre autre, une référence picturale à David Hockney, selon qui le réel est une « somme de morcellements », à l’instar de son esthétique cinématographique. Au vidéaste Peter Campus et son exposition dernière au Jeu de Paume – et à ses vidéos comme outils de langage.

Peut-on conserver le paysage par l’image? le protéger?  » Frank Smith énonce : « on ne dit jamais ce qu’on voit / On ne voit jamais ce qu’on dit ». Récemment, le peuple de l’Isle de Jean Charles fut désigné comme le premier peuple réfugié climatique des Etats Unis. Un budget fut voté pour le « re-settlement » des populations. Mais les communautés présentes sont nées sur cette terre et veulent y disparaître. Comment par l’image, accompagner la lutte ?

Etienne de France, dans son film Looking for the Perfect Landscape, examine l’utilisation, la représentation des terres et des paysages du sud-ouest des États-Unis à travers le parcours de Jamahke, un jeune Amérindien (Mohave). À la recherche de lieux de tournage, il rencontre plusieurs membres de la tribu et traverse différentes zones et sites sacrés situés dans des réserves et des terres autochtones. Transformés par les autoroutes, les chemins de fer et l’industrie, ces endroits sont menacés par le développement urbain et énergétique en cours. Développé avec des Mohaves de la tribu indienne du Colorado River (en Arizona et en Californie), ce projet décrit leurs luttes actuelles avec les industries, et interroge la manière dont le cinéma et les arts visuels ont contribué à la colonisation et à l’appropriation culturelle de ces terres.

Etienne de France affirme que ces peuples connaissent plusieurs fin du monde, et n’ont pas la même notion de la temporalité. La question du « futurs autochtones », titre de la journée de rencontres à Paris, est donc largement critiquable. Un chercheur réalisant une thèse sur des communautés autochtones autour de Belo Horizonte, me disait  : « eux ont peur pour nous, occidentaux, habitués à notre confort et à la vie moderne, qui ne correspond plus aux temps de la Terre, aux temps géologiques ».

Etienne de France mettait également l’accent sur son positionnement en tant que chercheur « blanc » au sein de ces luttes. Il mettait le doigt sur quelque chose d’essentiel, et qui allait être repris par la réalisatrice Vanessa Escalante : l’implication psychique, corporelle, humaine des chercheurs et réalisateurs dans ces luttes, et leur puissant pouvoir de transformation. De même, des questions sémantiques se sont posées durant les projections. John Trudell, militant politique et président de l’American Indian Movement, évoquait les communautés en les désignant : « people »  suivi de la dénomination de communauté. Etienne de France rajoutait que le concept de nature et de paysage ne s’appliquent pas aux espaces qu’il a pu filmer.

Vanessa Escalante… Et la révolte des rêves

Réalisatrice et militante, elle a travaillé sur un procès mené dans le bush australien (« en brousse) entre 2006 et 2014 (Muckaty). Il s’agissait, pour le juge fédéral australien, de débattre sur le droit de propriété des aborigènes sur leurs terres et de l’enfouissement de déchets nucléaires. Les déchets, stockés depuis quelques années à la Haye, étaient de retour en Australie en 2006. Ce mouvement des déchets nucléaires opaque aux yeux du public pose la question de leur traçabilité. Une aborigène donne un chant au milieu des avocats : preuve que la terre lui appartient. Les femmes se peignent le corps pour remercier le juge de Melbourne d’avoir fait le chemin jusqu’au milieu du bush… Les femmes chantent, les avocats regardent : visions coloniales.

Sur le premier territoire enquêté, les aborigènes ont gagné contre l’industrie nucléaire. Mais le conflit s’est déplacé plus loin, au sud. Des tensions émergent entre les différentes communautés du bush. La tribu des Ngapa signent un accord pour l’enfouissement des déchets nucléaires. Peu après, la gardienne de la tribu et signataire de l’accord, décède… et Vanessa Escalante tente de retrouver son fils. Ce dernier n’accepte pas tout de suite de lui donner une interview, en l’envoie passer quelques jours chez un de ses ami. Dix jours à attendre avant que ce dernier ne revienne… Elle n’enregistrera que 15 minutes d’interview, après que ce dernier lui ai demandé le pourquoi de sa venue. « Manque de racines? Je comprends mieux ». Puis il parlera.

Hommes et femmes sont séparés, et sont liés par des totems. Ceux de leurs clans, et leurs totem personnels. Les hommes sont les gardiens « du savoir ». Un rêve correspond à un ancêtre et ce rêve se matérialise sur terre. Il traverse certains lieux géographiques et géologiques – et parfois; les rêves se croisent… Les aborigènes parle de leur guerre : leur terre. Les mines détruisent les sols, les paysages, tandis qu’ils financent les oeuvres d’art aborigènes et les fondations. Paysage sacrifié pour l’image. « Il y’a un activisme fort en Australie. J’aimerais y retourner. Cette fois : sans caméra. » Engagement.

Lisa Rave et Erik Blinderman : Europium, Americium

L’europium est un élément chimique, de symbole Eu et de numéro atomique 63. L’américium (symbole Am) est l’élément chimique de numéro atomique 95. 

Lisa Rave et Erik Blinderman s’intéressent, entre autre, au passé colonial de l’Allemagne. A la manière dont ces histoires coloniales résonnent dans nos histoires personnelles et l’histoire occidentale. Leur deux films, Europium et Americium évoquent ces métaux rares, constitutifs de notre environnement matériel technologique. Qu’est ce que nos écrans disent de ce que nous sommes, et qu’est ce que ces métaux rares peuvent produire comme histoires? Quelles sont les histoires auxquelles leur extraction met fin? Comment filmer le pouvoir et les institutions scientifiques?

En mêlant strates d’images et de textes, Europium analyse les schémas répétés de l’histoire dans l’interaction complexe de la culture, de l’économie et de l’écologie. En prenant le parti d’être « descriptifs », les réalisateurs montrent « les belles images » – images publicitaires parfaites, en haute définition – qui sacrifient les paysages réels. Comment ces images construisent-elles nos croyances?L’exploitation et l’extraction de ces métaux rares sous les mers marque un pas de plus dans l’histoire coloniale. La simulation 3D expliquant les étapes d’extraction minière montrées à l’écran par un ingénieur avorte le paysage réel. Celui-ci, précise les réalisateurs, ne se considère pas comme quelqu’un de profondément mauvais… « cela crée de l’emploi. »

Puis, tirant son titre d’un élément radioactif fabriqué par l’homme figurant sur le tableau périodique des éléments, Americium aborde la contamination des terres sacrées et à la négligence spirituelle d’un paysage américain. Le film tourne littéralement autour de l’installation de stockage nucléaire de Yucca Mountain, faisant le portrait d’individus et de communautés locales afin d’explorer les idéologies et les fantasmes contradictoires de l’Ouest américain. Tournant autour de l’endroit qu’ils auraient réellement voulu enregistrer, le film revêt un statut ambigu, à l’esthétique abstraite. Ce dernier apparait comme une recherche de l’invisible, bien que profondément ancré dans le paysage, une méditation sur ce qui est à la fois réel et imaginaire. Ce projet est l’aboutissement de plusieurs années de recherche sur le sujet, la plupart des documents ayant été produits juste avant l’élection présidentielle de novembre 2016.

 

Lorsque les langues que nous connaissons aujourd’hui disparaitront, comment pourra-t-on communiquer au sujet de ces déchets nucléaires? Quels futurs pour le patrimoine culturel immatériel et les récits liés à ces industries ? 

Pour nous ouvrir les yeux sur la dégradation des conditions de vie des populations habitant des territoires dont on pille les ressources chaque jour – ces artistes, femmes, hommes, réalisateurs et réalisatrices occidentaux/ales et américain(e)s, prennent des risques afin de ramener ces images, risques qui sont à prendre si l’on souhaite lutter concrètement contre la violation des droits de la terre et de tous les êtres qui la peuple. A-t-on besoin « d’être choqué » pour réagir aux urgences ?


 

1.Sharples C. (1993) – A methodology for the identification of significant landforms and geological sites for geoconservation purposes. Hobart, Tasmania, Forestry Commission.

Image de couverture : Karrabing Film Collective, Mermaid film.

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