Architecture : La solidité sert-elle la beauté ?
L’architecture présente une véritable difficulté du fait de son caractère hybride. En effet, elle est à la fois un art et une discipline technique et scientifique. Elle se donne symbolique, fonctionnelle, expressive et utilitaire. Questionner solidité et beauté renvoie à la dichotomie entre moyen et fin, beauté esthétique et beauté pratique. Notons avant toute chose que, « L’opposition supposée entre pratique et esthétique repose sur un contre-sens : la distinction purement fonctionnelle entre les moyens et les fins est à tort réinterprétée dans le sens d’une division fondamentale, voire d’une opposition de nature. Confondant les moyens avec les causes et les contraintes purement externes nécessaire pour atteindre une fin, on suppose à tort que ce qui fonctionne comme moyen ne saurait être librement choisi et goûté comme une fin, comme il faudrait au contraire reconnaître qu’on peut parfaitement savourer les moyens en tant qu’aspect contribuant à la fin qu’ils servent » (R. Shusterman, L’art à l’état vif, 1992). Aussi, pour répondre à la question « la solidité sert-elle la beauté en architecture ? » notre réflexion articule ce que l’architecte Vitruve décrit dans son célèbre traité De architectura, écrit en -15, dans lequel il décrit les principes constitutifs de la discipline : utilitas, firmitas, venustas, soit l’utilité, la solidité, la beauté. Savoir si la solidité se trouve au service ou va à l’encontre de la beauté nous amène à questionner l’évolution de la notion de « beauté » dans la longue durée. L’architecture est-elle toujours faite pour être solide ? Aussi le paradoxe réside en ce que la beauté change à travers les époques, quand le concept de solidité reste stable. Quels rapports entre esthétique et beauté ? Il faut faire la distinction entre solidité apparente, suggérée et la solidité effective. Un bâtiment peut apparaître solide et ne pas l’être plus qu’un autre et inversement. De quelle solidité parle-t-on ? Si l’on revient sur l’étymologie du terme « servir », provenant du latin servitium, la question est la suivante : la solidité est-elle assujettie par la beauté ? La beauté prime-t-elle sur la solidité ? En somme, la solidité, qui est la définition même de l’architecture – donc le fond – sert-elle la beauté, qui est la forme ? Il nous faudra revenir sur la symbolique de la construction. De même le dialogue entre solidité et beauté doit se faire au niveau de l’architecture profane comme sacrée. Il faut également évoquer la question de l’utile – donc la solidité – et de l’agréable – ce qui a trait au goût et à l’expérience sensible. Ainsi que l’utile comme sentiment de beauté et la beauté comme pure contemplation.
I. La solidité comme condition de la beauté
L ‘architecture symbolique : puissance et représentation de la beauté
L’utilisation de la voûte et de l’arche, combinée avec l’émergence de nouveaux matériaux de construction, ont permis aux Romains de réaliser des édifices imposants et inédits pour un usage public : les aqueducs, les grands complexes thermaux, les basiliques ou encore les amphithéâtres. Selon les architectes romains, les édifices publics devaient être impressionnants pour frapper l’imagination du peuple mais ils devaient aussi être pratiques et adaptés à leurs fonctions. Les matériaux se trouvent ainsi à la conjonction de la technique, de l’esthétique, que les siècles ont fait évoluer jusqu’à la rendre méconnaissable, et de notre culture.
Nous nous permettrons, pour répondre à la problématique, de nous appuyer sur la distinction faite par Hegel entre âge symbolique, âge classique et âge romantique afin de débuter notre réflexion. Evoquons les architectures, qui, offerte au sens, renferme un contenu. Par leur forme colossale, elles nous jettent dans l’admiration et l’étonnement. Le principal but de ces constructions n’est autre que d’élever un ouvrage qui soit un point de réunion pour une nation ou pour des nations diverses, un lien autour duquel elles se rassemblent. Un autre but s’y ajoute : celui de manifester, par la forme extérieure, le lien principal qui unit les hommes, la pensée religieuse des peuples, ce qui donne un contenu à ces ouvrages. Mais les contenus symboliques de signification se particularisent, se déterminent, et permettent à leurs formes de se distinguer les unes des autres. L’architecture des babyloniens, des Indiens, des égyptiens représente symboliquement ce que les peuples regardaient comme l’absolu beauté et le vrai. L’architecture développée dans l’Empire inca a été caractérisée par la simplicité de ses formes, la solidité, la symétrie l’harmonise dans le paysage.
Nous pouvons discuter du concept de solidité compris sous le sens de la résistance et de la défense. La référence à la fonction est nécessaire pour établir une norme de goût et pour distinguer ornement authentique et excroissances superflues. Qu’elle soit publique ou privée, la construction de la résistance se veut solide avant tout. Un château fort est par définition une structure fortifiée, essentiellement construite et habitée par la noblesse au Moyen Age. Le château fort est une innovation européenne apparue au IXème siècle après la chute de l’empire carolingien, dont le territoire a été divisé entre seigneurs et princes. Ces nobles construisirent des châteaux pour contrôler, par la défense passive, mais aussi active, la zone les entourant, mais s’en servirent également comme centres de leur administration et symbole de leur puissance : la beauté se situe dans la représentation, et c’est un rôle ostentatoire que l’on peut souligner.
L’architecture classique : une question de matériaux et de proportion
La solidité est un enjeu considérable dans la conception classique de l’architecture, classique religieuse – intérieur de la Nef de la Sorbonne- ou classique profane. « L’architecture classique dépouille l’architecture de son indépendance, il la réduit à dresser un appareil inorganique, façonné avec art, et approprié à des desseins et des significations que l’homme réalise de son côté de manière indépendante. » (M.Labbé, Philosophie de l’architecture, Formes, fonctions et significations, p71). L’architecture classique est sévère, faite de ligne droite. Elle est perfection, métaphysique. Dans la tradition platonicienne, il n’existe qu’une beauté unique : elle consiste dans sa régularité même, affranchie de tout mélange immédiat avec les formes organiques, humaines ou symbolique. L’architecture classique sert également à protéger l’homme, le conserve, malgré la mort, dans sa forme naturelle. Mais l’objet spirituel est déjà séparé de l’œuvre d’architecture : il a une existence indépendante. C’est lui qui va donner au monument son sens propre.
La destination ainsi que les circonstances qui président à l’élévation d’un ouvrage d’architecture entre en compte. Chez les Grecs, des constructions ouvertes, des temples, des colonnades et des portiques où l’on pouvait s’arrêter et se promener pendant le jour, des avenues, comme le fameux escalier qui conduisait à l’Acropolis, à Athènes, étaient devenus le principal objet de l’architecture. Les habitations privées étaient très simples. Aussi, un carré long, par exemple, avec des angles droits, est plus agréable à l’œil qu’un simple carré, parce que dans la figure oblongue, il y’a dans l’égalité une inégalité. En même temps doivent être conservés les rapports mécaniques entre ce qui supporte et ce qui est supporté, selon leur vraie mesure et leur exacte proportion. Une lourde poutre ne doit pas reposer sur une élégante mais frêle colonne. Chez les Romains, apparaît le luxe des maisons particulières, des bains publics, théâtres, cirques, aqueduc. Mais la beauté n’est là que par ornement. Ce qui offre de le plus de liberté, c’est le but religieux.
Alberti s’est employé à restaurer le langage formel de l’architecture classique dans ce traité L’Art d’édifier, composé entre 1443 environ et 1472. Il y restaure le langage formel de l’architecture classique avec des conceptions imprégnées d’harmonies et de rapports. Il compare le corps humain à un immeuble. Sa réflexion sur l’architecture est aussi une réflexion d’urbaniste sur la fonction des villes. Dans cet ouvrage, les murs de la ville sont pour lui des édifices sacrés, en tant que signes visibles de la protection des habitants devant les ennemis extérieurs. David Pye explique ainsi le fait que plus les exigences fonctionnelles d’un objet sont définies, plus les contraintes qui lui sont imposées sont fortes, et plus étroite est la marge laissé au dessinateur.
Le fonctionnalisme en architecture
En architecture, le fonctionnalisme est un principe selon lequel la forme des bâtiments doit être l’expression de leur usage et non de la beauté. C’est donc, ici, la solidité du bâtiment au profit de sa beauté. Le fonctionnalisme s’oppose au néo-classicisme qui met pour sa part l’emphase sur la valeur symbolique des formes décoratives inspirées de l’Antiquité. La construction de bâtiments est gouvernée par leur fonction. L’édification d’une forteresse, d’un aqueduc antique ou d’un gratte-ciel supposait de soumettre le choix des formes et des matériaux à l’usage spécifique de la construction.
« Le fonctionnalisme peut être envisagé comme un mouvement visant à réaffirmer les valeurs architecturales contre les valeurs sculpturales. Selon la doctrine fonctionnaliste, la forme « suit », « exprime » ou « incarne » la fonction. Il s’agit d’une « adaptation consciente de la forme à l’usage ». De telles idées sont associées à Viollet le Duc, au pragmatisme américain de Sullivan – et son expression célèbre « form follows function-, ainsi qu’à certains aspects du mouvement moderne. On peut également décerner une forme de fonctionnalisme durant la période médiévale.
Le fonctionnalisme a le plus souvent proposé des formes qui découlaient des impératifs de la construction et mettaient en avant la réalité des matériaux et des forces physiques mises en œuvre dans les bâtiments, plus que ses fonctions sociales. C’est pour cette raison qu’on rattache au fonctionnalisme l’essentiel de l’architecture moderne, et brutaliste, auxquelles on reproche souvent avec raison d’être assez peu fonctionnelles. Aussi la fonction est la solidité et la mise en valeur du matériau, du colossal, et non du « pratique » et « de l’habitable ». Aussi, l’ornement selon Adolf Loos est « contraire à l’homme civilisé et dénonce « la culture des apparence et l’ornemental (Ornement et crime, 1908). Paul Rudolph, architecte brutaliste, illustre le concept de Loos à travers, par exemple, Milam Residence, achevée en 1961, en Floride. Erno Goldfinger, moderniste britannique, (La Brandlehow School de Putney, Londres), est essentiellement connu pour avoir conçu des immeubles résidentiels, rencontrera Auguste Perret, Ludwig Mies Van Der Rohe, et le Corbusier, dont il admirera l’ouvrage : Vers une architecture.
II. La « prouesse » architecturale, le décor, l’ornementation : la solidité « feinte »
Ornementation nécessaire et non nécessaire
Tout d’abord, évoquons le problème de la forme et de la fonction. Si l’expression est une qualité inhérente à l’apparence perceptuelle des objets, comment est-elle reliée à ce que les architectes appellent fonction ? Manifestement, l’expression ne peut être confondue avec les propriétés physique d’un édifice : un édifice peut être solidement construit avoir l’air fragile et précaire.
L’expression visuelle est une composante inévitable de toute forme architecturale. A cet égard, il n’y’a aucune différence de principe entre l’expression rigoureusement dépouillée d’une colonne de béton et celle des stucs fantaisie d’un intérieur baroque. Chacune de ces formes répond à un besoin sensoriel correspondant à la philosophie de la vie de l’architecte et du client. La différence qui les sépare est purement stylistique. Deux approches de la nature de l’architecture ont amené à une distinction entre nécessité structurale et ornementation. L’approche la plus primaire se limite à définir la fonction d’un immeuble par le besoin physique d’un abri. Sur base de cette définition, il semble aisé d’établir une différence bien nette entre les éléments fondamentaux nécessaire à la construction d’un refuge solide et ce qui leur est surajouté. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’ouvrage de Marc Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, afin d’établir une distinction entre les éléments essentiels d’une construction de ce qui ne le sont pas.
On peut se dire que l’imagination peut être contrainte par la solidité, et que si la solidité est le premier objectif, l’esthétique et le beau n’est pas la priorité. La structure d’un bâtiment est d’ailleurs parfois tellement peu esthétique, que l’ornementation peut servir à l’embellir. L’ornement peut être défini comme une « modulation de surface » (John Summerson 1941). L’Egypte antique est une des premières cultures à avoir ajouté des décorations à ses bâtiments, et font écho aux formes issues de la nature. La différence entre ornement et structure est subtile et parfois arbitraire. On peut faire une différence entre les différents types d’ornements : si les ogives et arcs boutants de l’architecture gothique sont ornementaux, ils sont structurellement nécessaires. L’ornementation donne alors l’impression de la solidité. Mais le rythme des bandes colorées des grattes ciel de style international de Pietro Belluschi est intégré et non pas « appliqué » à la structure, et possède un effet ornemental.
Le primat de l’expression : la beauté est une question de style
Rudolph Arnheim, dans son ouvrage Dynamique de la forme architecturale, s’intéresse à la dimension expressive de la perception des formes architecturale. Le fonctionnalisme, confondant fonction et satisfaction matérielle des besoins corporels, n’en reste pas moins une ption philosophique et stylistique qui produit des formes visuelles. Evoquons certaines architectures dont le choix est délibéré de faire apparaître la finesse, voir la chétivité des choses. L’expression repose sur ce qu’on a décrit comme la dynamique de la forme visuelle. La dynamique est une propriété spontanément et universellement attribuée par l’esprit à toute forme perceptible, c’est à dire toute forme organisée de façon telle que la structure peut être saisi par le système nerveux perceptif. Les édifices, écrit Etienne Louis Boulée au début de son essai sur l’architecture, devient en quelque sorte être des poèmes : « Les images qu’ils offrent à nos sens devraient susciter des sentiments analogues à l’usage auquel ils sont destinés ». L’expérience sensible est également un gage de connaissance. C’est le style rococo – L’Eglise de Wies en Bavière – puis, plus tard, art nouveau. John Ruskin, un de ces théoriciens majeurs va faire du sculpteur dont la main façonne l’ornement un élément essentiel de leur interprétation de ce que doit être une architecture organique. Contrairement à Viollet-le-Duc qui tend à le réduire à une conséquence logique des choix structurels, Ruskin voit dans l’ornement gothique un témoignage de la liberté de l’artisan. L’art, lorsqu’il est dégagé de ses contraintes formelles et fonctionnelles, peut s’exprimer. Victor Horta (Hôtel Tassel, 1892, Bruxelles), Hector Guimard (le Castel Béranger, 1895, Paris), l’architecture est « l’agréable est ce qui plaît aux sens » (Kant, Critique de la faculté de juger) et, de ce fait, provoque du plaisir. Dans l’architecture de Gaudi (Casa Milà), le décalage entre le plan des ouvertures et celui des éléments structurels permet de créer des ouvertures « filantes ». Si l’art ancien cherchait, lui, à se faire oublier comme artifice au profit du naturel. « En vive opposition à l’art traditionnel, l’art nouveau fait valoir le moment même, jadis caché, du réalisé, du fabriqué. » (Adorno, Théorie esthétique, p.49.) Mais notons toutefois que même le béton, utilisé par les modernes, peut faire preuve d’une grande beauté et intégrer des ornements : c’est le cas des parois de béton d’Erich Hauser (Karlsruhe, 1960, 61).
Lorsque la lumière fait l’architecture
La lumière est une composante fonctionnelle et esthétique, elle se fait parfois premier matériau. Du milieu du XIIe siècle au XVIe siècle, les architectes sont à la recherche de lumière et utilisent alors un voûtement jusqu’alors inemployé : la voûte sur croisée d’ogives. Ces ogives (ou arcs croisés), épaulées par des arcs-boutants, soulagent les murs du poids des voûtes et permettent d’édifier, toujours suivant le plan basilical, des nefs de plus en plus hautes et de plus en plus larges, baignant dans une lumière qui entre par des fenêtres dont l’ampleur n’est plus mesurée. L’ascension verticale des lignes remplace l’horizontalité massive des constructions romanes. L’architecture baroque – comme le démontre l’Eglise de l’Ascension de la Vierge à Klodzko, Pologne – est caractérisée par un usage opulent et tourmenté des matières, des jeux d’ombre et de lumière, de la couleur.
L’architecture baroque joue sur la non solidité, la « bizarrerie architecturale » et est d’abord perçu comme un déclin de la civilisation. Wölfflin écrit le fait que « le langage formel a changé ». Ce qu’on entendait comme dénaturation (perte collective) ou arbitraire (bizarrerie individuelle) constitue les symptômes d’un style différent, qui donne un aperçu sur la vie de l’art (au singulier), donc sur la succession des styles dans l’unité d’une tradition, écrit-il dans ses Réflexions sur l’histoire de l’art. Certains projets sont d’ailleurs conçus uniquement dans le but de jouer avec la lumière : c’est le cas de la Chapelle de Notre Dame du Haut, de Romchamp en France, par le Corbusier et construite en 1955. Frank Lloyd Wright dira d’ailleurs « More and more it seems to me, light is the beautifier of the building » (1958). Mais c’est surement l’Eglise de la lumière, de Tadao Ando, située à Ibaraki (Osaka, Japon) qui illustre le plus concrètement le fait que la lumière fait la structure du bâtiment. Le Modernisme ne cherche pas directement la beauté, il cherche ce qu’il appelle la vérité dans l’utilité stricte et dans une intégrité constructive des matériaux, bannissant selon sa logique l’ornementation comme scorie du passé, comme attache passéiste donc inutile.
III. La fragilité réelle et l’effet de fragilité : l’esthétique du fragment
L’esthétique de la ruine : le pittoresque comme beauté et la négation du solide
Il nous paraît important, dans un premier temps, d’évoquer l’esthétique de la ruine. Cela nous permet d’aborder la question de la « non solidité » voulue et de la non solidité « subie ». En effet, c’est ici la désagrégation de solidité, le passage du temps qui est « beau ». La preuve de la non solidité devient ici esthétique. Depuis la Renaissance, le « reste » de bâtiment inspire les architectes. La ruine, fragment de l’architecture, est un symbole fort du déclin des empires et de la désintégration des croyances. Le pittoresque est défini au milieu du XVIIIème siècle comme étant « l’accident » ou l’imprévisible de la nature. in est le premier à avoir différencié les objets beaux et ceux pittoresques. Les ruines, figures esthétiques, artistiques, historiques, politiques, touristiques interrogent tout à la fois le temps, la mémoire, mais aussi la forme, l’œuvre ou son absence, sa destruction ou sa négation. La beauté de la ruine, se trouve dans le « non solide ». Le Désert de Retz, à Chambourcy, est l’illustration de ce phénomène.
L’époque contemporaine inclue un changement de définition : la ruine appartient de plein droit à une esthétique classique, puisqu’elle l’a fondée en grande partie, mais contribue en même temps au culte moderne des monuments anciens, comme l’a montré Aloïs Riegl dans son ouvrage, le Culte moderne des monuments (2013). Gilles A Tiberghien évoque d’ailleurs l’instauration d’une esthétique contemporaine de la ruine. La non solidité devient alors presque recherchée, factice. Quant au bâtiment d’entropie, il devient une inversion du monument classique où l’âge et les signes de l’usure donnent la valeur à l’objet. Les monuments créés par Gordon Matta Clark par exemple n’ont plus comme appui la valeur historique reliée à l’âge de l’objet (Office Baroque, Anvers, 1977). Ces monuments n’aspirent pas a la stabilité comme les monuments historiques conventionnels mais sont l’expression de l’impossibilité de devenir monument.
Le post modernisme : déconstruire, la beauté « appliquée » à la solidité
L’architecte postmoderniste va renouer avec le Mouvement Arts and Crafts, rechercher la joie de l’exubérance dans les figures et les motifs repris dans diverses époques et juxtaposés, la profusion, l’exagération, la retenue ou le changement d’échelle constituant la surprise, soit une certaine façon de rhétorique visuelle. Il emploie les éléments empruntés aux styles traditionnels dans une logique du collage : alors que la décoration au xixe siècle résultait encore de la logique constructive et d’un travail, notamment de sculpture, sur les matériaux, elle est appliquée ici comme un signe surajouté : c’est la logique du « hangar décoré » définie par Robert Venturi dans Learning from Las Vegas. R. Venturi accorde sa préférence au « désordre de la vie » contre « l’évidence de l’unité ». La richesse, les influences, la pluralité de significations et de niveaux de significations dissout le lien entre forme et fonction. Dans son ouvrage De l’ambiguité en architecture, Robert Venturi défend l’accent porté sur la façade, les motifs décoratifs, le jeu des matériaux, les allusions historiques. La beauté se situe alors également dans la philosophie du batiment. Le Postmodernisme pensait au contraire que ces bâtiments échouaient dans leur quête de satisfaire les besoins humains de confort et de beauté pour le corps et les yeux. Etienne Louis Boullée et Ledoux redécouvert à cette époque. On a aussi décrit l’architecture postmoderne comme étant « néo-éclectique », avec des références et des ornementations ayant réinvesti la façade, remplaçant en cela l’agressive nudité moderne.
C’est ainsi que dans les années 70, et 80, les architectes se tournent peu à peu vers la déconstruction. L’on joue sur la métaphore visuelle : fragmentation, discontinuité et dispersion sont désormais au centre de la création, on fait croire à la non solidité par les matériaux, plus légers, ainsi qu’à la structure, apparemment peu stable. Claude Parent, quant à lui, inventera la fonction oblique en architecture, qui privilégie un plan incliné plutôt que des lignes horizontales qui s’imposaient jusque-là dans les standards du modernisme, comme l’illustre La Maison Drusch, Versailles (1963-1966). Nous pouvons enfin avancer l’idée selon laquelle le jugement esthétique, au-delà du beau universel, produit lui-même des formes. Nelson Goodman, dans la Signification en architecture (1988) réfléchit à l’objet architectural en tant que mode de compréhension. Il reconnaît le fait que le jugement architectural aboutit à reconnaître la part constitutive de l’acte cognitif d’interprétation de l’œuvre dans le cadre de la recherche de compréhension des œuvres de l’art architectural en tant que manière de refaire le monde.
L’architecture d’aujourd’hui : l’architecture en mouvement et « nouvelles » esthétiques
Une recherche sur les matériaux est de plus en plus prégnante au 20ème siècle. On se rend compte que la solidité n’est plus forcément recherchée, au contraire. Il s’agit de pouvoir transporter l’architecture, de la monter et de la démonter avec des matériaux légers. La maison bulle de Jean Benjamin Maneval, par exemple, illustre ce courant où l’architecture est instable, nomade, à l’instar de Hans Walter Müller. Hans-Walter Müller appartient à une espèce de créateur rare, celle des utopistes à la convergence des arts, mais qui n’ont jamais lâché leur affaire : « Je ne fais pas trop de distinction entre un architecte, un artiste et un sculpteur ». Aussi efface-t-il la dualité entre « beauté esthétique » et « prouesse technique ». Mais, nous dit Heidegger, si « la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme », si elle résiste, c’est précisément en vertu de notre ignorance à son égard. Non pas que les objets techniques n’aient pas d’utilité, mais parce que « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre rapport à l’essence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir ». (« La question de la technique », p.9.)
On note l’importance croissante de rattacher l’œuvre à son site. Aussi la beauté n’est pas l’élément le plus important de la construction. Prenons l’exemple de l’architecte, Antti Lovag, habitologue, spécialisé dans l’architecture organique. C’est un précurseur de la blobitecture. Dans les années 1970, il s’associe à Chanéac et Häusermann au sein « d’habitat évolutif » pour promouvoir cette idée d’autoconstruction et propose des cellules à choisir sur catalogue. L’introduction des sciences sociales dans l’approche de la beauté permet de sortir d’un idéalisme philosophique pour prendre en considération le contexte socio-économique de l’individu et de relier l’évolution des théories esthétiques à celle de la lutte des classes. Du nouveau rapport au monde, de nouvelles beautés émergent. C’est le monde qui donne son sens à la beauté, parce que la beauté est relative. Le monde produit autant de beautés qu’il possède de particularités. La beauté n’est plus l’état d’une chose mais une tension entre cette chose et le monde. La définition solidité se construit dans l’humanisation de l’architecture et le matériau s’adapte à des besoins particuliers.
La solidité conditionne un bâtiment ou une structure architecturale tel que le pont et le pont « embellit » le paysage, en ce qu’il s’inscrit sur un territoire donné. La solidité semble être secondaire, par rapport à l’ornementation : primat de l’expression artistique au-dessus de la fonction. Cependant, la fonction de solidité, est pérenne. La lumière, qui est l’immatérialité par excellence, à valeur d’ornementation et met en valeur la solidité, mais peut participer non seulement à la beauté mais également à la fonctionnalité d’un bâtiment. Nous pouvons conclure en évoquant la pensée de Pierre Francastel dans son œuvre majeure Art et Technique. Artiste et technicien s’éloigneraient l’un de l’autre du point de vue de la finalité, mais la solidité n’est pas une fin en soi. La technique doit être la servante des valeurs d’une société qui elles, doivent être belles, et respecter l’humain.
Photo de couverture : Biomorphic House Israël, Ephraim Henry Pavie.