« La création de l’intelligence artificielle serait le plus grand événement de l’histoire de l’humanité. Mais il pourrait aussi être l’ultime. (…) Une telle forme d’intelligence pourrait s’émanciper et même améliorer sa propre conception à une vitesse toujours croissante. Les humains, limités par leur évolution biologique lente, ne pourraient pas rivaliser, et seraient détrônés », énonçait Stephen Hawking, grand théoricien et scientifique disparu récemment.
L’exposition Artistes et Robots présentée actuellement au Grand Palais fait suite à de nombreuses expositions en lien avec le sujet. Le Musée des Arts et Métiers (CNAM) présentait en 2012 une exposition intitulée Et l’homme…créa le robot et posait déjà la question : « le robot est-il l’avenir de l’homme ? ». En 2014, la Cité des Sciences organisait Art Robotique,[1] qui portait un regard sur le principe de transformation des œuvres d’art induite par la technologie, de plus en plus pointue. En janvier et février 2018, l’événement FUTUR.E. S #cobotique : les cobots, ces robots qui vous veulent du bien organisé par Cap Digital visait à dédiaboliser les robots en envisageant ce à quoi ces derniers peuvent nous servir. Contraction de « collaboratif » et « robotique », la cobotique est une conception de la robotique qui s’intègre au quotidien professionnel. C’est le cas de LEKA, un petit robot ludique conçu pour stimuler les enfants rencontrant des troubles du développement comme l’autisme, la trisomie ou le polyhandicap.
Au-delà, les conférences et événements autour de ce sujet apparaissent régulièrement dans l’actualité. Nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être à la Cité Internationale des Arts, proposé simultanément par la Fondation Daniel et Nina Carasso en partenariat avec la Chaire « arts et sciences », et la Cité Internationale des Arts, l’événement rassemblait une centaine d’artistes, chercheurs et groupes de travail d’horizons géographiques et disciplinaires variés croisant art et science. Au Centre d’art l’Onde, les travaux des artistes Karine Bonneval et Julie C. Fortier étaient présentés lors de l’exposition Comme un frisson assoupi. L’exposition Persona au Musée du Quai Branly Jacques Chirac ainsi que La belle vie du numérique (collaboration entre Fondation EDF et Beaux-Arts de Paris) témoigne du regain d’intérêt pour les arts numériques.
Le XVIIIème siècle apparaît avant tout comme le siècle des automates. Non pas seulement pour divertir l’aristocratie européenne, mais pour montrer et progresser dans la « connaissance en sciences naturelles, connaissances de l’esprit des « anatomies vivantes » de l’époque, destinées à produire les principales fonctions vitales, comme la circulation sanguine et la respiration » (Bueno, Peirano, 2009, 9). Les automates ne sont pas fabriqués comme œuvres d’art, mais ils représentent l’expression maximale des études scientifiques et techniques de l’époque. Aussi « le créateur d’automates imite l’acte créateur de la divinité selon des modes humains, subversifs et blasphématoires. Sa création est analytique, c’est une construction minutieuse et rationnelle. La société prévient inconsciemment les finalités et les confins de ce défi, qui sont cosmiques : c’est de renverser l’ordre et les principes établis ». (Ceserani, 1971, 10-11). Un des plus importants d’entre eux est Jacques Vaucanson (1709-1783).
La figure de Wolfgang Von Kempelen (1734-1804) est également marquante en ce qu’il présenta un automate à l’Impératrice Marie Térèse, Le Turc, capable de jouer aux échecs, un ingénieur mécanique extraordinaire qui révolutionna les sphères intellectuelles européennes et nord-américaine. A ce titre, l’essai de Ricardo Iglesias, Arte y robotica : la tecnologia como experimentacion estetica, propose, pour la première fois, une véritable théorie sur les liens entre art et robotique de ces balbutiement jusqu’au XXIème[2]. Denis Vidal souligne, dans sa critique d’exposition[3], le fait que la robotique n’a donc rien de nouveau mais que c’est certainement son inscription dans le champ de l’art qui s’avère problématique.
Le terme de « robot » a été utilisé pour la première fois en 1920 par Josef Capek dans sa pièce R.U.R, Rossum’s Universal Robots. Déclinaison de robota, ce mot tchèque signifie « esclave » ou « travailleur dévoué ». Ainsi, bien que pleinement impliqué dans les autres domaines et disciplines sociétales, le « robot » nait, à l’origine, dans le champ de l’art et plus particulièrement du théâtre. Le terme de robotique est introduit par Isaac Asimov, écrivain américano-russe, connu pour ses œuvres de science-fiction et ses livres de vulgarisation scientifique, mécanismes artificiels avancés, surfaces et interfaces de la connaissance humaine, des développements théoriques et pratiques sur les individus et le corps.
L’exposition du Grand Palais se veut complète et typologique : l’on parle de robots réels, robots informatiques – donc virtuels, à l’œuvre aujourd’hui, et ce hors du champ de l’art. L’exposition Artistes et Robots, actuellement déployée au Grand Palais cherche à réfléchir sur la notion de robotique : sur un alter ego intelligent, un autre pouvant être moi, qui se joue des limites de la perception et de l’interprétation dans le champ de l’art. En aout 2017, la RMN Grand Palais montrait, en avant-première, l’exposition « Artistes et Robots » dans le cadre d’Astana Expo 2017, l’exposition internationale sur le thème de l’énergie du futur au Kazakhstan.
En septembre 2017, Laurence Bertrand Dorléac, professeur à Sciences Po Paris, directrice du séminaire Arts et Sociétés, et commissaire de l’exposition Artistes et Robots qui nous intéresse, faisait une présentation au Collège de France sur ce thème. Elle est assistée de Jérôme Neutres ainsi que de Miguel Chevalier en tant que conseiller artistique.
Le principal partenaire de l’exposition, Nicolas Sekkaki, Président d’IBM France, déclare dans la préface du catalogue Artistes et Robots : « Fidèles à la démarche d’IBM d’améliorer la marche du monde grâce à une vision humaniste du progrès et des technologies, nous sommes heureux de nous associer à l’exposition Artistes et Robots et d’offrir à de nombreux visiteurs une occasion de ressentir des émotions bien réelles grâce à « l’imagination artificielle » d’artistes qui ont su tirer parti de leurs assistants mécaniques et logiciels ». L’exposition, qui pose un regard optimiste et positif sur les nouvelles avancées technologiques, est un grand laboratoire explorant les débuts des théories sur la robotique jusqu’à aujourd’hui. La robotique n’est pas envisagée selon un angle thématique précis : il s’agit plutôt de repenser la place de l’artiste dans ce cadre, d’explorer les frontières entre robots d’artistes ou artistes robots. Le fait que l’exposition commence en même temps qu’Art Paris lui donne une certaine visibilité. Elle se divise en trois parties : « machines à créer », « l’œuvre programmée » et « le robot s’émancipe ». Cette division, critiquables certes, n’en demeurent pas moins un parti pris honnête dans l’explication d’un propos scientifique qui souhaite couvrir le champ dense et extrêmement riche de la robotique. Le titre de l’exposition, réalisé à l’aide d’une topographie responsive imaginée par Damien Conrad, donne le ton.
La mise en scène des commissaires d’exposition : la recherche d’une théâtralité et d’une dramaturgie ?
La scénographie d’exposition, assurée par Sylvie Jodar, est ponctuée par de courtes vidéos de Laurence Bertrand Dorléac et de Jerôme Neutres abordant le propos tenu dans chacune des salles. Les commissaires se mettent volontairement en scène dans ce que nous pourrions appeler des « intentions d’explication » transmise via l’interface, renforçant le ludisme dans chaque salle par une présence appréciable et utile des penseurs de l’événement.
Un article de Claire Luhuerta[4] met d’ailleurs l’accent sur le sujet. Les vidéos d’intention font partie intégrante de l’exposition, et agissent comme des morceaux de narration sans pour autant venir dénaturer les œuvres présentées. Aussi, non seulement les œuvres apportent des informations concrètes quant à l’évolution en termes de robotique et d’automatisation des œuvres, mais la scénographie révèle une dimension plastique venant rehausser le propos de l’exposition.
Une réelle recherche en termes de scénographie et de signalétique a été menée, notamment dans la typographie utilisée pour les cartels explicatifs : l’esthétique même de l’exposition renvoie à l’univers informatique et numérique. Les précisions écrites, sans être trop nombreuses, sont tournées de manière simple – et non simplificatrices -, bien qu’un peu floues, ou dont les tournures auraient parfois mérité plus de légèreté à la lecture. On regrette également l’absence de traduction des cartels en anglais.
L’ambiance de l’exposition est particulièrement ludique en ce qu’elle laisse la liberté au public de s’investir dans les œuvres : les gens osent, pour une fois, s’adresser la parole, et la surprise de certains publics – souvent peu contenue – mène à des discussions informelles au sujet des propositions artistiques. Des citations de personnalités importantes – théoriciens, artistes – agrémentent et guident également le parcours.
« L’absurdité totale, le côté dingue, autodestructif, répétitif, le côté jeu, sisyphien, des machines qui sont coincées de leur va et vient : je me sens faire assez valablement partie de cette société. Disons : mon travail en donne un commentaire salé, satirique, dans lequel entre beaucoup d’équivoque »[5]. Jean Tinguely (« Machines à créer »)
« Les choses n’ont pas besoin d’être vraies, du moment qu’elles en ont l’air. »
Isaac Asimov, Le cycle de fondation, 1953 (« L’œuvre programmée »)
« J’ai senti que j’essayais de décrire un présent impensable, mais en réalité je sens que le meilleur usage que l’on puisse faire de la science-fiction aujourd’hui est d’explorer la réalité contemporaine au lieu d’essayer de prédire l’avenir (…) La Terre est la planète alien d’aujourd’hui ». William Gibson, 1997 (« Les robots s’émancipent »)
Typologie des artistes présentés
Si l’exposition s’attache à une vision quasiment chronologique de l’appropriation de la robotique par les artistes – avec, sans surprise, au début de l’exposition, des œuvres de Nicolas Schöffer, Jean Tinguely, ou encore Nam June Paik- elle met en lumière des artistes peu connus dont beaucoup d’artistes étrangers (22 nationalités différentes) : Leonel Moura nous invite à observer un ensemble de robots dessinateurs (Robot Art, 2017), ceux de Patrick Tresset, également, s’emploient à reproduire une nature morte (Human Study #2, La Grande Vanité au corbeau et au renard, 2004-2017). Mais le plus marquant et effrayant est certainement l’œuvre de Arcangelo Sassolino, dont le robot – appelé grappin – tente vainement de saisir le sol avec ses pinces impressionnantes, s’approchant tantôt du bord de l’enclos ou ce dernier se meut lentement, dans des « gestes » plus ou moins lent.
Toutefois, de nombreux artistes représentaient des « attendus » dans le cadre de cette exposition. Dans la seconde partie concernant l’œuvre programmée, Ryoji Ikeda, exposée récemment chez Almine Reich à Paris, avec son œuvre Data Tron (dont l’esthétique est quasiment similaire à l’œuvre de Raquel Kogan, Reflexao #2), ainsi que les figures de Sterlac et Orlan (Orlan & Orlanoïde, Strip tease artistique électronique et verbal) dans la dernière partie, sont également des stars de l’art contemporain.
Le registre interactif d’abord, puis immersif ensuite, est utilisé de manière plus accentuée au fil de notre déambulation dans les salles, selon une dynamique que l’on pourrait qualifier d’ascensionnelle. Au départ, nous ne sommes que des regardeurs, puis nous « faisons le tableau », pour ensuite nous incarner en robot (Orlan). Le passage de l’escalier central du Grand Palais marque la rupture entre interaction et immersion : nous sommes accueillis, au premier étage, par l’œuvre de Miguel Chevalier, qui utilise l’informatique comme moyen d’expression dans Extra Natural (2018), œuvre de réalité virtuelle générative et interactive. Grâce à des capteurs, chacune des fleurs réagit au passage des visiteurs.
Des thèmes trop discrets : bio-design, bio-architecture
Notre regret se situe certainement dans la place trop discrète du bio-design, de la bio architecture et de la musique dans cette exposition – qui se concentre tout de même très spécifiquement sur des plasticiens. La conception des objets – vêtement, objets utilitaire, mais également structures architecturales – est particulièrement impactée par la robotique et les nouvelles technologies. Nous aurions peut-être préféré en savoir plus sur le travail de Iannis Xenakis, musicien et théoricien, pionnier de l’introduction de l’ordinateur dans le domaine de la musique à la fin des années 1950, dont on ne peut voir que quelques vidéos.
L’œuvre immersive de Peter Kogler, censée brouiller la perception de l’espace et explorant les domaines de l’architecture et du cinéma, ne nous a pas parue pertinente. De la même manière, Astana Columns, œuvre de Michael Hansmeyer (2017) démontre que les méthodes de création ne sont plus les mêmes. Formé à l’architecture et à la programmation informatique, il est capable d’écrire des algorithmes capables de concevoir sur ordinateur des formes composées de plusieurs millions de facettes qui ne pourraient pas être dessinées à la main. Cette partie de l’exposition Artistes et Robots nous renvoie à l’exposition organisée par le Centre Pompidou, Mutations-Créations / Imprimer le monde (15 mars 2017 – 19 juin 2017) qui pose peut-être plus clairement la question du statut de cet objet imprimé en 3D : quel est le statut même du créateur à l’ère où la production d’objets « non standards » (artistiques) sont à la fois produits industriellement ? A cette occasion, l’installation de Michael Hansmeyer, Grotto II, fut davantage détaillé : en effet, la spécificité même de la conception de l’œuvre, fondé sur du calcul algorithmique, mérite un approfondissement nécessaire à la compréhension d’un public qui, au Grand Palais, s’avère être un peu plus large et international. C’est donc la manière dont les œuvres sont abordées qui pose problème dans Artistes et Robots, et l’unilatéralité du discours, qui se concentre uniquement sur l’aspect technique de l’œuvre. Le dialogue entre art science et architecture s’établit de manière plus intéressante chez Elias Crespin, dont l’immense structure géométrique intitulé Grand Hexanet spécialement réalisée pour Artistes et Robots, fait de tubes d’aluminium anodisé, évolue en une chorégraphie que l’on ne perçoit pas de prime abord.
La mise à l’épreuve du selfie
Les robots nous renvoient à notre propre condition : cet univers nous semble inaccessible et lointain, mais certaine œuvre nous démontre à quel point ils sont proche de nous : c’est bien la mode du selfie qui est sous-jacente à l’œuvre de Laurent Mignonneau et Christa Sommerer, Portrait on the fly (2015), ou encore Visages en nuages de points (2017-2018) de Catherine Ikam et Louis Fléry. Inspirés par l’univers fictionnel de Philip K Dick, ils créent des êtres intermédiaires qui peuvent faire croire à une possible rencontre entre l’homme et la machine. Ils sont créés par un mouvement d’attraction entre un million de particules qui s’assemblent et se désagrègent en temps réel en fonction de paramètres aléatoires en constant changement. Ces œuvres – présentées en troisième partie de l’exposition – font écho à la prégnance et au reflexe du selfie dans notre vie quotidienne, et auquel l’Université Paris 8 consacrait une journée d’étude en 2016. Un musée du selfie a d’ailleurs ouvert ses portes en janvier dernier à Los Angeles. La question de l’image de soi, le passage du tout à l’un – de l’universel à l’individualité (ou individualisme) est caractéristique de notre époque. L’exposition, qui évite la surcharge informationnelle, nous renvoie à des questionnements actuels particulièrement intéressants. Le motif de l’insecte revient fréquemment dans les œuvres de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau. Life writer : an interactive typewriter, (2006) est une machine à écrire dont le texte tapé se transforme en créature de vie artificielle animées. En fonction de mots et de la complexité du texte saisi, le système fera apparaître un nombre plus ou moins grand de telle ou telle créature.
La bêtise du deep learning : des œuvres réflexives et humoristiques
La troisième partie de l’exposition évoque le deep learning, ou ces machines auto-apprenantes, de manière habile, et nous pensons à l’instar de Thierry Dufrêne qui souligne dans le numéro spécial de Beaux-Arts paru sur le thème : « L’un des points forts de l’exposition est de montre que l’art électronique et numérique est entré dans l’ère du deeplearning »[6].
Premier court métrage de science-fiction imaginé par Oscar Sharp, le film Sunspring a entièrement été écrit par l’Intelligence Artificielle d’un robot nommé Benjamin. Ce dernier s’est nourri d’un corpus d’une dizaine de scénarios de science-fiction des années 1980 à 1990 récoltés en ligne, et a également écrit un intermède musical pour le film. Le résultat rend compte d’un court film extrêmement amusant, dont les dialogues prononcés par les acteurs, sont complètement décousus, révélant les limites de la machine.
L’œuvre de Memo Akten (Learning to see) dévoile également cette « bêtise artificielle » : le robot apprend tout, sans cesse, mais sans discernement. Learning to see, Learning to dream est une série d’œuvres qui utilisent des algorithmes d’apprentissage automatique (machine learning) comme « un moyen de réflexion sur nous-même » et la façon dont nous donnons sens au monde ». L’œuvre se présente en diptyque avec une version interactive générant les portraits des visiteurs et une version vidéo du portrait de l’artiste. Lorsque notre visage s’approche de caméra, notre visage est transformé en un amoncellement de formes générées automatiquement et ressemblants vaguement a certaines peintures connues. L’exposition, en étant non directive, permet une interprétation large de ce qui se trouve devant nos yeux.
L’homme machine, le rejet de l’idée de Dieu, augmenter l’être humain : un propos sur l’intelligence artificielle ?
L’exposition laisse le choix aux spectateurs de se renseigner de manière plus approfondie sur les notions abordées par les œuvres. Au-delà du thème art et science, art et numérique, les commissaires nous enjoignent, par les ouvrages en vente à la fin de l’exposition mais également les mots clés utilisés dans les textes d’expositions, à nous renseigner sur les différentes avancées technologiques et les théories à l’œuvre dans les domaines que son l’augmentation de l’être humain, le transhumanisme, etc. L’exposition pose un regard que l’on pourrait qualifier d’optimiste sur les nouvelles technologies. Pourtant, « ces technologies doivent être mises réellement au service de l’intelligence, et non de l’économie spéculative et du capitalisme de prédation. L’intelligence artificielle est un pharmakon, au sens grec : c’est à la fois le poison et le remède » énonce Bernard Stiegler. Si l’exposition pose un regard didactique et explicatif sur les œuvres et bouleversements induits par la technologie ; elle ne pose pas la question de savoir : quel avenir pour l’art dans un monde où la machine occupe une place prépondérante ? Peut-on encore parler de créativité ? Le reproche que nous pourrions faire à cette exposition est certainement de ne pas assez accentuer l’aspect engagé de certaines démarches, notamment dans l’écologie. En effet, nous aurions souhaité voir des artistes davantage engagés dans certaines causes environnementales et qui se servent de la technologie pour justement proposer une autre vision de la nature. L’exposition s’achève, assez étonnamment, sur le clip Technologic des Daft Punk, ainsi que sur cette question ouverte, preuve d’une conclusion réussie :
« Les œuvres qui descendent du robot comme nous descendons du singe parlent de poésie, de politique, de philosophie. Elles nous obligent à revoir la mesure de l’humain. Elles sont l’objet d’un travail en commun où s’affairent l’artiste, l’ingénieur, le robot, et nous qui passons en modifiant des œuvres interactives. Le robot devient donc co-auteur. Nous rendra-t-il plus humain, plus artiste, ou plus robot ? »
Comment juger de la valeur d’une pièce de ce type[7] ?
Mais les robots sont-ils « art » ? Que signifie une exposition de robotique dans un musée ? En effet, l’ouverture du premier musée d’Europe dédié aux robots à lieu à Madrid en 2013, et comptabilise cent quarante robots datant des années 1980 à aujourd’hui. Certains artistes précurseurs d’art et science, tels qu’Eduardo Kac (artiste américano-brésilien bien connu) énonce que la première préoccupation de l’art robotique est la propre nature du comportement d’un robot. Est-il autonome, semi-autonome, sensible, interactif, organique, adaptable, télé présentiel, ou d’un autre type ? Le comportement des autres agents avec lesquels les robots puissent interagir est un facteur clé de l’art robotique. L’interaction qui se produit entre tous les éléments qui font partie d’une pièce déterminée (robot, humains, etc) définit les qualités spécifiques de cette production. Aussi, si la première partie de l’exposition se situe davantage dans le côté spectaculaire, « l’installation développe de nouvelles modalités de production et de circulation du sens. La vision n’est plus le pôle de référence, n’est plus le seul sens mis en jeu. La multi sensorialité mise en place ouvre des possibilités esthétiques importantes »[8]. Ce passage du spectaculaire au registre immersif en passant par l’interaction aurait mérité plus d’approfondissement. Car ce qui est notable aujourd’hui, c’est que l’on ne regarde pas seulement une œuvre d’art, mais que cette œuvre nous intègre et s’intègre en nous. Denis Vidal écrit à juste titre ; « l’initiative artistique n’est plus le fait des seuls artistes, elle peut aussi revenir directement à ceux qui développent les nouvelles technologies »[9] L’exposition parle du lien corps esprit. Les œuvres nous plongent dans un univers sensible stimulant, fondé sur des « impressions-sensations ». En en cercle vertueux, notre corps participe à l’œuvre et nous pousse à penser le monde d’une façon nouvelle.
Le robot et le musée : un futur possible pour les sciences du patrimoine ?
On note les nombreuses publications à ce sujet ; ainsi que les événements sont récurrents à l’étranger. Le statut du robot est, dans le cadre de l’exposition au Grand Palais, articulé à notion d’artiste et d’acte créatif, mais le robot occupe également une place de plus en plus importante dans le domaine patrimonial. Le Laboratoire ETIS de Cergy, Partnering Robotics, l’IRD, et le musée du Quai Branly s’associaient déjà, en 2012, pour proposer une expérimentation culturelle innovante explorant de nouvelles formes d’interactions apprenantes. « Ce projet de recherche qui immerge un robot parmi les visiteurs d’un musée, permet d’une part de travailler sur un modèle d’apprentissage participatif d’une machine, d’autre part d’appréhender l’émergence d’une forme d’esthétique artificielle d’un robot, mais permet aussi d’interroger d’un point de vue anthropologique le regard que l’on peut porter sur les collections qui s’y trouvent » souligne les professeurs Denis Vidal, Philippe Gaussier et Mathias Quoy des laboratoires de recherche du projet. De même, Noriot, un robot médiateur, a gagné le prix Patrimoine et Innovation 2015. Imaginé par des agents du château d’Oiron et mis en œuvre, depuis 2013, par deux roboticiens français de la jeune société « Droïds compagny », Noriot permet aux visiteurs en situation de handicap moteur de découvrir des espaces et œuvres qui leur étaient jusqu’alors inaccessibles.
On voit donc que le thème de l’exposition Artistes et Robots est loin d’être neuf, et mérite d’être prolongé par des lectures approfondies sur le futur de l’homme et de son environnement : « En fin de compte, l’homme d’aujourd’hui sent que cet être artificiel est trop à sa portée pour vouloir le reconstituer vraiment. Qui sait ? Si l’on en rassemblait tous les morceaux, toutes les fonctions sous une même forme humaine, cet être ne risquerait-il pas, finalement, de prendre notre place ? » [10] L’espace librairie ainsi que le catalogue de l’exposition mentionnent d’ailleurs d’excellents ouvrages sur la question.
[1] Commissarié par Richard Castelli, cette exposition elle faisait suite à une exposition en 2004 ayant présenté des artistes tels que Théo Jansen Chico MacMurtrie. Richard Castelli travaille sur la dramaturgie et la narration des expositions.
[2] Ricardo Iglesias, Arte y robotica : la tecnologia como experimentacion estetica, Ed.Casimiro Libro, 2016, 260p.
[3] Denis Vidal, « Artistes et Robots au Grand Palais » Beaux-Arts, Numéro Spécial, 2018, p21.
[4] Claire Lahuerta, « La scénographie plasticienne en question : l’art du conditionnement », Marges [En ligne], 12 | 2011, mis en ligne le 15 avril 2011, consulté le 09 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/marges/411 ; DOI : 10.4000/marges.411
[5] A ce sujet, lire la thèse particulièrement intéressante de Anaïs Rolez portant sur la production artistique de Jean Tinguely, « La métaphysique dans la sculpture de Jean Tinguely : mécanique, contradiction et métamorphose comme principes générateurs. », Art et histoire de l’art. Université Rennes 2, 2015. Français.
[6] Thierry Dufrêne, « L’ère du méta-collaboratif », in Artistes et Robots au Grand Palais, Beaux-Arts, Numéro Spécial, 2018, p42.
[7] Marie Soulez, « IA : un robot créateur est-il un auteur ? » in Ina Global, 7 février 2018 https://www.inaglobal.fr/numerique/article/ia-un-robot-createur-est-il-un-auteur-10086 (en ligne)
[8] A ce sujet, la thèse de Nathanaëlle Raboisson propose un approfondissement de la notion d’interaction, « Esthétique d’un art expérientiel : l’installation immersive et interactive », thèse soutenue en vue de l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 8, UFR arts philosophie, esthétique, 2014, p48.
[9] Denis Vidal, « Expérimentation au pouvoir », in Artistes et Robots au Grand Palais, Beaux-Arts, Numéro Spécial, 2018, p20.
[10] Jean-Pierre Changeux, L’homme artificiel, colloque annuel du Collège de France, Ed. Odile Jacob, 2007, p38.